mercredi 1 septembre 2010

LOONG BOONMEE RALEUK CHAT (Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures)). Apichatpong WEERASETHAKUL. 2010. $$$($)






UGC Odéon/ mercredi 1er septembre 2010

La Palme d'or du festival de Cannes devrait, on croise les doigts, inciter les cinéphiles à découvrir le réalisateur thaïlandais de Tropical Malady et de Blissfully yours. Parmi les nombreuses bizar­reries charmantes qu'Oncle Boonmee... leur réserve, l'une gagne à être évoquée d'avance : le calme. A l'opposé de celui de la ­quasi-totalité de la production actuelle, le rythme paisible du film serait plutôt ­celui que tout le monde rêve de faire sien, sans l'oser. C'est un calme synonyme de dis­ponibilité absolue, d'extralucidité. Un superpouvoir.
L'oncle Boonmee du titre est à la fois très faible (il va mourir d'insuffisance rénale) et très puissant. Peut-être en vertu de l'échéance qui l'attend, il possède le don de voir et de faire voir l'invisible, de communiquer avec les morts, de les reconnaître derrière leurs avatars les plus inattendus. Une scène incroyable montre la reconstitution de sa famille dissoute, une nuit sur la terrasse du grand malade, au milieu de son domaine dans la jungle - il est agriculteur et apiculteur. Devant les quelques proches attablés, voici l'épouse défunte de Boonmee, translucide comme un hologramme, qui prend part au dîner. Puis un superbe singe noir aux yeux rouges lumineux, en qui Boonmee retrouve son fils disparu.
Il est possible que cette scène ait, à elle seule, fait chavirer le coeur du jury présidé par Tim Burton. Elle est d'une simplicité bouleversante, comme en art brut, et, en même temps, d'une sophistication très mystérieuse. Les deux apparitions semblent renvoyer à des croyances différentes, et leur succession laisse pantois. L'épouse suggère que les êtres subsistent après la mort comme de pures âmes, débarrassées de la chair. Le fils, mi-animal sauvage, mi-extraterrestre, témoigne, au contraire, d'une réincarnation. La première évoque les tout premiers trucages de cinéma, le second rappelle à la fois La Belle et la Bête, de Cocteau, et La Guerre des étoiles. Mais le plus extraordinaire est bien la douceur qui accompagne ces doubles retrouvailles : tout est normal, si l'on ose dire.
Apichatpong Weerasethakul s'inspire du livre d'un moine bouddhiste sur la réincarnation, doctrine très répandue en Thaïlande du Nord, où est située l'histoire. Le merveilleux se déploie, donc, sans surlignage, entre deux scènes réalistes : les vies antérieures de Boonmee lui reviennent impromptu à l'esprit, comme on passe d'une pensée à l'autre. A-t-il été ce buffle solitaire, s'évadant dans la forêt ? Ce poisson-chat très phallique qui console et drague une princesse défigurée au bord de l'eau ? Boonmee a-t-il été cette princesse ? On sait que le cinéaste voulait retrouver le style des feuilletons en costumes qu'il regardait, enfant, à la télé, et, à l'évidence, les vies antérieures du personnage croisent les rêveries savamment érotiques du petit Joe (surnom d'Apichatpong) et les avatars qu'il s'était lui-même fabriqués.
A l'article de la mort, l'esprit de Boonmee transcende la finitude humaine : il dit même « se souvenir du futur ». D'étranges portraits d'adolescents soldats, au sourire dérangeant, défilent alors, possible écho de la guerre civile qui gronde en Thaïlande. Dans ce cinéma de démiurge, l'inquiétude est filtrée par l'imaginaire. Toutes les dimensions de la vie - et de la mort - trouvent une place, mais jamais celle qu'on attend. C'est ainsi que la dernière partie, après les funérailles de Boonmee, semble marquer un retour à une certaine rationalité : les proches bavardent dans une chambre d'hôtel, la fantasmagorie paraît loin. Or, soudain, ce ne sont plus des vies antérieures qu'on aperçoit, mais des vies parallèles. Certains personnages se dédoublent. De même que le neveu du défunt est devenu moine pour quelques jours, on peut être soi et un autre, être là et ailleurs, hier et aujourd'hui. Le cinéma délicat d'Apichatpong Weerasethakul fait tranquillement éclater l'espace-temps.
Louis Guichard (Télérama)